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31 janvier 2018
Le lendemain matin, Julia se sentait bien mieux. Le choc initial passé, elle avait reconnu qu’elle était la proie du plus banal des virus terriens. Viktor ne paraissait pas l’avoir attrapé, mais ils échangeaient rarement leurs rhumes. En fait, ils se demandaient en plaisantant si c’était bon ou mauvais pour leurs futurs enfants : soient ils n’attraperaient rien, soit ils auraient deux fois plus de rhumes que les autres gamins.
Ils traînèrent un peu à table, après le petit déjeuner, savourant le plaisir d’être seuls. Elle pensa à appeler l’ERV juste pour dire bonjour, mais Viktor l’en dissuada d’un mouvement de tête. Il appréciait manifestement leur intimité. Elle se rendit compte qu’avec les autres il était toujours en représentation : Viktor, le commandant, pas l’homme. Se retrouver ensemble, comme ça, lui rappelait la vie quand ils étaient sur Terre, il y avait si longtemps.
Ils en profitèrent pour se montrer un peu plus câlins, chose qui lui manquait depuis les longs mois de promiscuité forcée. Elle se permit même de lui faire un baiser dans le cou alors qu’il lisait son London Times.
— Mmm, ronronna-t-il. C’est qu’on s’y habituerait facilement.
— Dis… fit-elle en tendant le doigt. Ils prennent la Jeep.
Marc et Raoul s’éloignaient déjà dans le rover léger, ouvert.
— Ils vont vers le nord, commenta Viktor.
— Vers la fusée.
— Il y a d’autres choses, au nord, dit-il en haussant les épaules, la dissuadant ainsi d’insister.
Et comme ils ne pouvaient pas faire grand-chose, au lieu de ruminer, elle s’installa dans sa couchette et consulta son e-mail. Ah, chic ! Un TriVid des parents. Elle scruta l’image avec attention. Son père avait l’air animé et content.
« Salut, ma puce ! J’espère que tout va bien pour toi. Nous comprenons que ça ne doit pas être facile. Les gars d’Axelrod nous ont tenus au courant, mais je suis sûr qu’ils enjolivent la réalité. Merci de nous adresser les copies de tes e-mails concernant l’organisme vivant que tu as trouvé, c’est fascinant. On sera contents que tu nous dises ce que tu en penses quand tu auras un moment. »
Oups ! Depuis quand ne leur ai-je pas envoyé de message personnel ?… Près d’une semaine ! La bonne petite fille dans toute sa splendeur ! Elle s’était soulagé la conscience en envoyant des copies de ses papiers scientifiques, mais ça ne marcherait pas éternellement…
Elle retourna à son message.
« Sur l’autre front, les nouvelles sont meilleures. Je suis suivi par un groupe de toubibs qui travaillent sur un protocole expérimental de traitement du cancer du foie. Pas de chimio ni de radiations, juste des ultra-sons. (Elle dressa l’oreille.) C’est eux qui ont mis au point le nettoyage des artères par ce moyen. Ils avaient pensé aux deux choses dès le départ, mais les recherches sur le cancer du foie ont pris plus de temps. En fait, c’est un peu plus compliqué que ça, mais le fond du truc, c’est qu’ils éliminent les cellules cancéreuses sans détruire les autres. C’est le principal problème avec ce type de cancer : il est intimement mêlé aux tissus sains. Ils ont procédé à des tas d’essais cliniques sur des animaux, à des tests à petite échelle sur des humains, et les résultats sont prometteurs. »
Waouh ! se dit-elle.
Il s’arrêta, inspira profondément.
« Bref, nous retournons à Los Angeles d’ici quelques jours. Nous sommes très optimistes, ta mère et moi. Ce traitement ne risque pas de me faire de mal, et au minimum, il me fera gagner du temps. Alors ne t’en fais pas pour moi, mon chou. Tu as assez de soucis comme ça, et je ne veux pas en rajouter. »
Quelques nouvelles de membres de la famille éloignée, et fin du message. Elle se leva, s’étira. Elle avait appris à tourner la page quand les problèmes étaient assumés. À quoi bon s’angoisser pour rien ? Elle allait s’amuser un peu.
Elle revêtit son scaphandre pressurisé pour aller à la serre. Elle avait hâte de changer de décor.
— N’enlève pas ton casque, lui dit Viktor d’un ton sévère. Je te surveille !
La serre lui parut plus accueillante que jamais. Une oasis de verdure dans un désert rouge…
Sauf que les plantes avaient gelé pendant la nuit suivant la dépressurisation. Des tiges mortes, brunâtres, pendaient sur les fils qui les supportaient. Elles avaient crevé sur place.
— Viktor, appela-t-elle sur le système audio, pendant que tu t’occupes du programme d’entretien, prévoie de replanter dans la serre, le plus vite possible.
— C’est noté. Tout est mort ?
— À peu près. Je n’ai pas fait l’inventaire, mais je ne vois pas une seule pousse verte.
Après avoir vérifié les constantes de l’atmosphère intérieure, elle ouvrit la visière de son casque et renifla, pour voir. C’était l’air du module, avec une légère odeur de végétation. Elle soupira. Ça ne sentirait plus le frais tant que les plantes n’auraient pas repoussé.
Elle s’approcha du châssis que Viktor avait réparé. Il avait renforcé les joints et ça avait l’air de tenir. Elle regarda à travers la paroi transparente…
… et n’en revint pas de ce qu’elle voyait.
Un combat de formes minuscules… et même – oui ! – des couleurs. Pâles, mais des couleurs.
Dans le fond se trouvait la pousse pareille à une tige de céleri. Sous le brumisateur qui diffusait les nutriments s’était formée une petite mare couverte par une mousse rosâtre. Je parie qu’elle grouille de « daphnies », comme les appelait Marc. Au centre de la boîte se trouvaient des filaments bleu pâle emmêlés. La surface restante du thalle était lisse, bosselée par endroits. Il était plus grand qu’avant la dépressurisation.
Les pensées se bousculaient dans sa tête. Comment ces masses pâles de biomars avaient-elles pu engendrer cette diversité ?
Elle voyait deux possibilités. Soit le thalle était une communauté d’organismes diversifiés, assez vaste pour exprimer sa véritable complexité. Les microbes de la Terre avaient des systèmes chimiques qui leur permettaient de contrer leurs voisins. S’ils étaient assez nombreux, les microbes produisaient de nouveaux gènes et revêtaient différentes caractéristiques.
Soit… c’était un seul et unique organisme d’une extrême plasticité ; et de faibles variations de l’environnement pouvaient provoquer des modifications radicales de l’organisme.
Comme les moisissures du bois. Elles passaient l’essentiel de leur vie sous forme de cellules vagabondes, parcourant leur paysage de bois humide, à la façon des amibes familières. Mais une goutte d’eau provoquait chez elles un changement radical de comportement et de morphologie. Utilisant des attracteurs chimiques, de grands nombres de cellules individuelles s’agrégeaient et se différenciaient, formant une structure reproductive élaborée, d’une grande beauté et vivement colorée.
Hmm… Réflexion faite, c’est aussi un effort collectif.
Elle reprit les lamelles de microscope qu’elle avait préparées. Ces types de cellules avaient vraiment l’air différents. Mais le modèle de la moisissure humide était aussi séduisant. Elle n’avait pas assez de données pour décider.
Deux têtes auraient beaucoup mieux valu qu’une seule…
Satané Chen ! Nous aurions pu travailler ensemble sur cette découverte, plutôt que de régler ça à la pointe de l’épée, non ?
Ce qui l’avait vraiment surprise au cours de la descente dans l’évent, c’était la taille et la complexité des structures. On se serait cru trois millions d’années plus tôt, au bon vieux temps du Précambrien, quand les bactéries anaérobies régnaient sur Terre. À l’exception des stromatolites de la région de Perth, les bactéries anaérobies terrestres étaient minuscules et menaient essentiellement une existence solitaire. Même les biofilms, ces communautés de bactéries, étaient microscopiques.
Sur Terre, la palme de l’évolution était revenue aux animaux aérobies. Avec leur énergie supérieure, ils avaient dévoré les organismes bactériens. Mais là, c’étaient les anaérobies qui menaient le bal, après avoir évolué en de nouvelles formes.
Voyons… Les marsupiaux australiens constituaient peut-être une meilleure analogie : des vertébrés à fourrure, mais pas des vrais mammifères. Leur croissance était plus lente que celle des animaux à placenta, comme les rongeurs, et ils avaient disparu de la surface de la Terre, sauf dans l’énorme île isolée qu’était l’Australie. Débarrassés de concurrents supérieurs, ils avaient peuplé un continent entier, et évolué en des formes supérieures rigoureusement uniques comme les kangourous, les wombats et l’ornithorynque avec son bec de canard.
Était-ce ce qui s’était passé sur Mars ? Une planète sur laquelle les plantes n’avaient pas eu le temps d’évoluer parce qu’elle s’était refroidie trop vite, de sorte qu’elle ne s’était jamais dotée de l’atmosphère nécessaire pour empoisonner les formes de vie originelles ? N’ayant pas à lutter contre les amateurs d’oxygène et leur énergie supérieure, les anaérobies avaient lentement colonisé, évolué, prospéré.
De rapides calculs montraient que le volume des cavernes chaudes creusées dans les profondeurs de Mars devait être plus ou moins comparable à la surface habitable de la Terre. Ça faisait beaucoup de place pour essayer de nouveaux schémas.
L’évolution aurait-elle apporté la même réponse à l’énigme de la survie sur Mars et sur la Terre ? Quelque chose la titillait à la limite de sa conscience, mais quoi ? Elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus.
Un mouvement attira son regard, au-dehors. La Jeep revenait, avec ses deux passagers en scaphandre, retournait vers l’ERV. Elle soupira intérieurement.
Ils n’étaient pas différents ici de ce qu’ils étaient sur Terre. Des bouffeurs d’oxygène insoumis, perpétuellement rivaux. Passionnés. Motivés. Ils n’étaient qu’un microcosme des combats et des rivalités plus vastes de leur planète d’origine.